





HYDROPONIE
NATURE VIVANTE
Le fait pictural... Transgénose 4
En paraphrasant Peter S. Stevens (Patterns in nature) et à propos de cette nouvelle série de Transgénose, nous dirons que la variété des créations de dessins, peintures et sculptures d’Emmanuel Lesgourgues provient d’une déclinaison - modelage et remodelage - d'un certain nombre de formes fondamentales. C’est leur extension qui révèle l'harmonie, la poésie et la beauté de ses faits artistiques.
Desseins (2005), des dessins de carnet découpés et re-assemblés de manière aléatoire, a produit les schémas, les motifs et la méthode de création qui seront à l’œuvre dans ses peintures et ses sculptures, Vers solitaire (2005-2006), puisTransgénose 1, Transgénose 2 (2017-2018), État intermédiaire 1 et 2 (2019-2020) et les séries Hydroponie (2020) et Biostasie (2021). Une sorte d’infinitude se développe dans ses constructions sur le mode d’excroissances cellulaires biologiques, déterminée par des schèmes structuraux. L’ensemble des intitulés de ces séries appartient en général aux sciences de la terre et renvoie aux modes de production du vivant, ces derniers constituant pour le processus de création d’Emmanuel Lesgourgues un véritable paradigme.
Le fait numérique.
Après ce continuum d’engendrements formels, avec Transgénose 3 (2021-2022) une parenthèse va s’ouvrir : Emmanuel Lesgourgues s’exercera à la création du fait numérique en se confrontant au trait pixel. Transgénose 3 est une vaste série qui s’organise chronologiquement à partir de quatre variations sur des entrelacs de corps, créant ainsi des corps hybridés. Cette volonté de représenter des corps-à-corps à la torsion contrariée fait redécouvrir des problématiques liées à certaines séquences historiques de l'art, particulièrement la période maniériste. Une ambivalence entre chorégraphie et lutte des figures domine sur chaque unité ; ambivalence aussi entre dessin et sculpture, due à un traitement particulier de la texture des corps.
Dans ces déformations anatomiques, Emmanuel Lesgourgues a travaillé particulièrement le rendu des épidermes, le traitement particulier de la texture de la peau - des grains à boursouflure subtile ou plus prononcée -, brouillant ainsi les frontières entre dessin et sculpture. À travers ces êtres hybridés, il nous montre qu’entre l’art du dessin et le fait numérique, cette activité perdure. Elle propose simplement une expertise supplémentaire de la ligne pixelisée dans l’espace du tableau.
Du fait numérique au fait pictural.
Gilles Deleuze, dans son cours intitulé Sur la peinture (mars-juin 1981), dispensé à l’Université de Vincennes, remarquait que le fait pictural est « fondamentalement et essentiellement maniériste [...] La définition du maniérisme, c’est le rapport du corps visible avec la force invisible [...] Le maniérisme est en fait une dimension fondamentale, consubstantielle de la peinture ».
La nouvelle variation de Transgénose reprend à son compte le programme maniériste explicite de la série précédente. Elle radicalise la déformation des corps dans le fait pictural essentiellement par allongement horizontal, moins par sa verticalité et fait dialoguer davantage ces figures-taches avec la surface du papier.
Comment peindre la chair d’un corps qui glisse sur un autre par un jeu de circonvolutions ? Emmanuel Lesgourgues aplanit les corps enchevêtrés par une technique de superposition de traits, jusqu’à leur évanouissement. Par des jeux de superposition, de variations successives de fines couches à l’huile, les organismes apparaissent en un système vivant complexe. En termes Deleuziens, c’est la phase pré-picturale. Ces pré-formes, se retournent comme un doigt de gant en un nouvel organisme. Il y a un préalable dans ce travail de formation : des fonds roses, rouges, gris. À partir de ces fonds et la montée lente des couches picturales, un processus actif conduit à faire s’effondrer les coordonnées visuelles des éléments figuratifs pour faire advenir la force de la picturalité. Comme en écho, on évoquera à nouveau Gilles Deleuze et son cours sur la peinture : « C’est la déformation de la forme qui doit rendre visible la force, qui, elle n’a pas de forme. L’acte de peindre, c’est capturer une force. Il faudra que la forme soit suffisamment déformée pour que soit capturée une force ».
Quelle est la résultante de ce long travail, petit trait par petit trait, comme les touches impressionnistes d’un Cézanne ? Quelles formes picturales peuvent rendre visible la force qui n’a pas de forme ? Nous avançons l’hypothèse que ces formes maniérées issues d’organismes invertébrés résultent de la poussée de forces intrinsèques aux corps eux-mêmes, organismes de chair boursouflés à la manière des « bolbozzi », des gravures d’Hendrik Goltzius. Ces formes excessives, en fort relief, sont obtenues au moyen d’un clair-obscur, des valeurs claires, roses et rouges, jusqu’à l’obscur des gris et du noir. Nous avons sous nos yeux une déclinaison fertile de poussées anamorphotiques de chair picturale.
Du fait pictural au fait sculptural
Dans cette exposition, parallèlement à sa série Transgénose 4, Emmanuel Lesgourgues nous présente une somme de sculptures. Celles-ci paraissent autonomes, mais à regarder de plus près, elles ont un lien intime avec les variations de Transgénose. Ces sculptures « abstraites » se présentent sous la forme chaotique d’assemblage de blocs, réalisé à partir d’injections de mousse polyuréthane dans des ballons de baudruche. Ces ballons sont contenus à l’intérieur d’un premier ballon, comme leur mise en abyme. La mousse augmente ainsi le volume du ballon qui les englobe, puis la matière s’externalise pour un contact avec l’air d’où un processus de durcissement pour s’accomplir dans un état final. C’est ainsi que les ballons s’évanouissent dans la matière polyuréthane. Les volumes qui en résultent s’autoconstruisent selon de pures règles physiques, échappant de fait à la maîtrise de l’artiste. L’aléatoire, la déformation de la matière due à la procédure technique elle-même, nous donne la sensation de ne connaître aucune limite. Ce conglomérat de boursouflures s’expose dans une sorte d’ambivalence : à la fois lourd, prêt à s’effondrer, et comme en apesanteur. Emmanuel Lesgourgues redéfinit ainsi le code de la sculpture contemporaine comme l’ont fait avant lui des artistes sculpteurs au cours du siècle dernier.
Nicolas Schöffer distinguait dans la sculpture trois procédés techniques : « … celui qui consiste à prélever la matière dans un bloc compact, celui qui consiste à façonner une matière molle pour créer des formes, enfin celui qui consiste à fabriquer ce que l'on veut réaliser ». L’apport d’Emmanuel Lesgourgues est principalement de produire le fait sculptural à partir de l’agir puissant de l’aléatoire. On avancera par conséquent l’hypothèse que ces formes d’excroissance de polyuréthane peuvent être la manifestation en trois dimensions des organismes invertébrés des peintures de Transgénose 4 - et pourquoi pas, aussi, de l’ensemble de la série de Transgénose. On l’a vu, les sculptures d’Emmanuel Lesgourgues portent en elles des traits esthétiques du Maniérisme. Leurs formes sont issues d’équilibres fragiles, parfois produites par « accident », toujours par croissance aléatoire, une instabilité qui provient du mode de développement de la nature. Emmanuel Lesgourgues fait siens les processus de création du vivant.
Jean-Claude Thévenin